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Pourquoi les hommes ne parlent pas ?

Les hommes mutiques sont un cliché vivant. Mais le dialogue, aujourd’hui érigé en un lien primordial, semble les faire évoluer de plus en plus vers la prise de parole au sein du couple. Enquête.

Yeux plissés, col relevé, démarche lente, cigarette. Silence. Depuis bien longtemps, dans l’imaginaire collectif, un homme ça ne parle pas. Ça dégaine. Ça agit, ça construit, ça casse la gueule, ça cavale. Et ça la ferme.

Clint Eastwood, Alain Delon, James Bond, Batman, Lucky Luke : à croire que la parole rare est un inoxydable attribut « viril », au même titre que le flingue et la bagnole.

Double discours

Si le coup du beau ténébreux fonctionne sur grand écran, il semble perdre de son charme à la sortie du cinéma. « Il ne fait même pas la gueule. Il est comme ça », dit Laura. Certaines s’habituent, trouvent le moyen d’escalader le mur, y découpent de petites portes. D’autres en souffrent de plus en plus. « Je vois bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas, mais si je lui pose la question il se ferme comme une huître », raconte Charlotte, découvrant depuis un an les joies de la vie conjugale en silence. « Ou, pire, il me retourne la question, et ça devient un interrogatoire : ‘Pourquoi, qu’est-ce que j’ai encore fait ?’ Je n’ose plus lui demander. »

Pourtant, dans la sphère publique, on les entend ces hommes ! Non seulement ils s’expriment beaucoup, mais en plus ils parlent fort, longtemps et tous en même temps. On a du mal à en placer une, nous les femmes, à qui l’on coupe la parole. Nous qui sommes trop souvent invisibles sur la scène médiatique, politique, et plus encore.

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« Bien sûr qu’il parle, dans les dîners, les soirées, les réunions, dans les bars, et même avec le boucher, l’épicier, la directrice de l’école, témoigne Elsa. Il parle tout le temps, et à tout le monde. Mais il ne dit jamais les vrais trucs. » Nous y sommes : les vrais trucs, c’est-à-dire les sentiments, les émotions… Il n’y a pas le silence des hommes et la parole des femmes, mais deux sphères de langage : d’un côté la conversation sociale, la discussion d’actualité. De l’autre la confession intime et l’expression des sentiments.

La réalité historique du cliché de l’homme mutique

Mais, en sommes-nous encore là ? Le sociologue Gérard Neyrand, auteur du livre L’amour individualiste ou les paradoxes du couple moderne*, acquiesce : « L’homme qui ne parle pas est un cliché, mais qui repose sur une réalité historique. Au XIXe siècle, avec la révolution industrielle, l’homme a été assigné au travail en dehors de la famille, et la femme à s’occuper de son intérieur et des enfants. » Une sexualisation des affects assez récente puisque, sous l’Ancien Régime, ces messieurs pleurent volontiers en public. « Dans cette nouvelle répartition des rôles, la spécialiste des affects c’est la femme, tandis que l’homme doit les cacher. »

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Le modèle reste dominant jusqu’aux années 1960, lorsqu’émerge l’idéal moderne de la famille démocratique, du couple-duo, où l’homme et la femme sont théoriquement à égalité. « Mais on n’a pas basculé du jour au lendemain, tempère le sociologue. Le modèle nouveau n’a pas supplanté l’ancien, il s’y est ajouté. »

D’où les paradoxes du couple contemporain, feuilleté de représentations et d’exigences parfois contradictoires, pris entre liberté et mariage, fidélité et hédonisme et partenariat égalitaire pour trier les déchets. Dans cette confusion inextricable, le dialogue est devenu le lien principal : « Le couple moderne est dans une négociation permanente, mais ce n’est pas facile, observe Gérard Neyrand, car les hommes n’ont pas pris l’habitude de parler. »

Le couple moderne est dans une négociation permanente, mais ce n’est pas facile, car les hommes n’ont pas pris l’habitude de parler.

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Ainsi l’homme qui se tait ne serait pas juste un être qui ne ressent rien, mais un phénomène social en pleine transformation, un être fragile traversé par des influences contradictoires : son père bûcheron et sa mère féministe, Superman et Woody Allen, Charles Bronson et les couches Pampers. « Les hommes parlent plus qu’avant, note Fabienne Kraemer, médecin et psychanalyste**, il est devenu plus facile pour eux de s’exprimer. Mais ils ne parlent pas comme les femmes. En général celles-ci dénoncent quelque chose qui ne leur convient pas, dans le but d’obtenir un changement. Soit ils s’expriment de manière factuelle, du coup on estime qu’ils sont maladroits. Soit, quand il leur monte au cerveau qu’ils risquent de faire souffrir, ils se taisent. Nous sommes dans la caricature, certes, mais globalement cela fonctionne comme ça. »

Respecter le silence de l’autre

Dans son cabinet, Fabienne Kraemer fait cette observation surprenante : « Neuf fois sur dix, c’est la femme qui est à l’initiative de la consultation, mais au bout de deux séances c’est l’homme qui veut venir. » Alors, si les hommes ne parlent pas, c’est peut-être aussi qu’ils n’en ont pas vraiment la place. « Souvent, les femmes savent à l’avance ce qu’elles veulent entendre » poursuit-elle. Là aussi, tout est question d’égalité : « Respecter la parole de l’autre, cela signifie aussi respecter son silence« , appuie l’experte. 

Le silence, autrefois synonyme de paix, est devenu suspect et menaçant. Mais « il y a des gens très bavards qui sont dans la dissimulation, rappelle Fabienne Kraemer. Il y a aussi une question de culture : les trentenaires et quadragénaires d’aujourd’hui sont une génération exigeante et impatiente, qui a un gros problème avec la gestion des frustrations. Ils se séparent plus vite et plus tôt, pour des raisons bonnes ou mauvaises, mais inconcevables aux générations précédentes : parce qu’on s’ennuie, parce qu’il n’y a plus la flamme des débuts… »

Or, pour qu’un couple dure, il faut peut-être accepter l’idée qu’il y a des moments où l’on s’aime moins, on se désire moins, on se parle moins.

Car la parole sincère ne se commande pas. « Parfois, j’ai envie de l’attraper par la nuque et de lui dire : ‘Tu vas parler, dis, tu vas parler !' », s’énerve Vanessa. Pas sûr que le couteau sous la gorge soit la meilleure méthode. Mais si on ne peut pas forcer quelqu’un à parler, on peut lui montrer l’exemple. La partie se joue sur des semaines, des mois, des années pour les plus tenaces. « Je ne pose plus de questions, dit Laura. Je dis ce que je ressens, moi. Il ne réagit pas forcément sur le moment. Mais j’ai remarqué qu’il me répondait souvent plus tard, de manière détournée, par une blague ou une allusion. Comme pour me signifier qu’il m’avait entendue. »

Chacun apprend aussi à baragouiner la langue de l’autre. « Je n’aime pas parler d’argent, il n’aime pas parler de sa mère… On a chacun ses zones sensibles, on essaie de les respecter », poursuit-elle. Et parfois l’explication la plus simple est la meilleure. Parfois, tout va bien. « Certains couples se laissent couler dans le bien-être. Quand on vit ensemble depuis longtemps, on n’a pas tous les jours des choses à se dire », plaide Fabienne Kraemer.

Formuler le non-dit

Le huis clos du couple ferait presque oublier cette évidence : être ou ne pas être bavard, pudique, angoissé ou incorrigiblement sentimental n’est pas une question de sexe. Face aux douleurs profondes – maladie, suicide, inceste, violence  –, les femmes aussi adoptent un silence de muraille. Pour Fabienne Kraemer,  « La difficulté est de gérer les non-dits. On peut souvent avoir le désir que l’autre devine ce qu’on a en tête. Par exemple, on estime qu’il y a 60 % des relations sexuelles où les femmes simulent, mais peut le disent. Il ne faut pas obligatoirement tout dire mais il faut réussir à formuler le non-dit, sinon on ne donne pas à l’autre la possibilité de vous aider. La loyauté dans le couple, c’est de s’investir, de ne pas le considérer comme acquis et de réussir à renouveler régulièrement son investissement. »

L’inconnu profond, c’est d’ailleurs l’idée maîtresse d’Evelyne Grossman dans son essai Eloge de l’hypersensible***. La professeure de littérature y cite l’exemple souvent raillé de Marguerite Duras assistant horrifiée à la mort d’une mouche. L’expérience dépasse la question du sexe et du genre, de même que toute forme de littérature. L’hypersensibilité est un moyen de connaissance du monde.

La lecture, la musique, l’histoire, la vie politique, la contemplation de la nature, le temps qu’il fait, petites et grandes choses mêlées : autant d’expériences sensibles qui ne sont ni masculines ni féminines.

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