Quelle est selon vous la principale différence entre l’éducation que vous avez reçue vous et celle que reçoivent les enfants d’aujourd’hui ?
Comment repenser une politique scolaire qui répondrait à la crise que traverse l’éducation ? La question pratique de la réforme croise la double question du diagnostic et des valeurs. La chose n’est pas simple, les obstacles nombreux. La politique scolaire et éducative fait l’objet d’un conflit des disciplines, doublé d’une guerre idéologique. Les sciences sociales et la philosophie se disputent la parole légitime sur le domaine. Les « démocrates » dénoncent les « républicains » et réciproquement. Quant aux querelles pédagogiques qui opposent le plus souvent des dogmatismes radicalisés, elles pourrissent le débat plus qu’elles ne l’éclairent, à de remarquables exceptions près. Comment en sortir ? Que peut la sociologie ?
D’abord un constat : depuis plus d’un siècle, l’école est l’une des grandes affaires de la gauche syndicale et politique. Or, la gauche semble bien avoir perdu l’école [1][1]Cf. Emmanuel Davidenkoff, Comment la gauche a perdu l’école…, selon la démonstration que faisait, il y a quelque temps, un journaliste spécialisé dans le domaine éducatif. La politique progressiste en matière scolaire et, de façon plus générale, dans le domaine éducatif n’a pas pris la mesure de ce que Hannah Arendt, dans un texte remarquable, avait précisément désigné comme « la crise de l’éducation » caractéristique des sociétés capitalistes développées [2][2]Ce texte est contenu dans le recueil de textes de Hannah Arendt…. Il aurait sans doute fallu que la pensée qui soutient cette politique sortît des catégories usuelles du discours pédagogique et politique. Ce qui ne s’est pas produit. Vivant sur des « réponses » mécaniques et des schémas figés, les responsables politiques, comme les sphères supérieures de l’administration et de l’expertise, continuent de parier sur des mutations d’organisation, de programme, de finalité qui, jusqu’à présent, ont plus contribué à aligner l’appareil éducatif sur les normes libérales qu’elles n’ont permis de définir une réforme à la hauteur des enjeux.
3La sociologie a sur cette question son mot à dire, à condition de ne pas s’en tenir à ce qui est devenu sa propre routine, tout à la fois dénonciatrice et statistique. L’éducation est depuis l’origine un objet majeur de la socio-logie. Le concept d’éducation, dans sa plus grande généralité, enferme en sociologie l’ensemble des actions en direction des nouvelles générations, réalisées par des agents spécialisés ou non, par le moyen desquelles une société agit sur elle-même pour se reproduire, se transformer, rapprocher ou accroître les distances entre les classes, mettre en cohérence les instances et les structures qui la composent. En ce sens, s’il y a de l’éducation en chaque société, elle est partout différente dans son contenu, ses procédés et ses formes institutionnelles puisqu’elle est fonction de la société à la reproduction de laquelle elle contribue. Ce qui signifie que l’on ne peut séparer les conditions et les spécificités historiques de l’éducation de l’ensemble des transformations d’une société.
4La situation favorise aujourd’hui une réflexion sociologique nouvelle sur le sujet. Il en va au fond de l’éducation comme de l’environnement, lorsque la prise de conscience écologique est venue saper le dogme du développement illimité des forces productives. On prend peu à peu conscience qu’il y a une « question éducative » dans nos sociétés qui ne se résume pas à la seule croissance des effectifs scolaires, au statut des enseignants, au contenu des programmes, bien que ces dimensions ne soient pas absentes de la liste des problèmes qu’enferme cette « question ». Celle-ci porte à titre principal sur la forme et le sens que doit avoir l’institution pour les jeunes générations.
5C’est ce qui donne encore, un siècle après, toute sa force à la parole de Péguy pour qui toute crise d’éducation est une crise de civilisation. Encore faudrait-il concevoir pleinement la nature de cette crise. Il arrive aux philosophes d’en témoigner, mais la philosophie n’a pas le monopole des analyses et des remèdes en la matière. Elle n’a peut-être pas non plus tous les cadres et les outils pour la penser pleinement. La sociologie, pour autant qu’elle sait d’où elle vient et quel est son projet, peut apporter à la réflexion sur l’éducation, et donc à la politique d’éducation, non pas des solutions, mais des directions de pensée, des orientations intellectuelles qui contribueront à rompre la routine et à favoriser les évolutions indispensables.
6nous proposons ici de distinguer deux formes de la crise de l’éducation qui, dans la réalité, sont imbriquées l’une dans l’autre, mais qu’il faut néanmoins tenir analytiquement pour séparées si l’on veut comprendre sa nature. Il y a une crise de la scolarisation de masse qui concerne le rapport entre les classes sociales et qui pose essentiellement une question d’égalité.
7Il y a également une crise de l’institution scolaire, qui concerne le rapport entre les générations et qui pose, elle, une question de réciprocité. La politique d’éducation, pour avoir quelque effet, ne peut pas considérer l’une sans considérer l’autre. C’est pourtant cette scission que l’on ne cesse de constater, et qui n’est pas pour rien dans la confusion et dans le désarroi d’aujourd’hui. La traduction pratique de cette analyse est que l’on ne réussira à réduire la crise d’égalité qu’en répondant à la crise de la réciprocité, et inversement.