« Paris est aussi une ville arabe » : une réalité historique et culturelle que la capitale a longtemps cachée

Langue, gastronomie, musique, littérature… L’arabe, parlé par près de 4 millions de personnes en France, imprègne Paris depuis des siècles. De la Sorbonne à Barbès, ce reportage dévoile une histoire profonde, souvent occultée, mais toujours vivante.
Paris traîne encore cette image figée d’une capitale où seul le français dominerait — la langue des terrasses, des librairies et des rues pavées. Pourtant, derrière ce vernis, la ville parle bien plus large. Parmi ses langues essentielles, l’arabe occupe une place majeure. Deuxième langue la plus parlée de France, avec près de 4 millions de locuteurs, elle irrigue depuis longtemps les conversations parisiennes, la cuisine, l’argot, la musique et même la vie intellectuelle.
Pour beaucoup de nouveaux arrivants apprenant le français, il est surprenant de découvrir que le parler parisien est déjà imprégné de termes arabes : « wesh », « kiffer », « bled », mais aussi « magasin », « jupe » ou « pastèque », issus de siècles d’échanges entre l’Europe et le monde arabe. Cela rappelle que Paris est depuis longtemps un point de rencontre où écrivains, artistes, chercheurs et étudiants venus des pays arabes ont contribué à une histoire linguistique et culturelle encore trop peu reconnue.
Pourtant, malgré cette présence ancienne, l’arabe reste discret dans l’espace public parisien. « La langue arabe est perçue négativement par une grande partie de la population française », observe le journaliste franco-libanais Nabil Wakim. Dans un pays où la Constitution affirme que « la langue de la République est le français », la place de l’arabe a souvent été source de tensions. Mais depuis une dizaine d’années, historiens, linguistes et créateurs redonnent de la visibilité à cette histoire, rappelant que l’arabe appartient de fait au paysage culturel de Paris.
Une langue enseignée à Paris depuis près de cinq siècles
Contrairement aux idées reçues, l’arabe est enseigné institutionnellement à Paris depuis 1530, date de création du Collège de France. À l’époque, les langues orientales — dont l’arabe — y étaient étudiées avant même que le français n’y soit réellement enseigné. Cette ancienneté témoigne de l’intérêt intellectuel que la France porte à cette langue depuis la Renaissance.
Aujourd’hui, l’Institut du monde arabe (IMA), inauguré en 1987, incarne cette continuité historique. Situé sur la Rive gauche, l’Institut accueille chaque année des milliers d’étudiants et de visiteurs séduits par sa bibliothèque, ses expositions, ses conférences et ses cours de langue. « L’IMA joue un rôle essentiel dans la préservation d’un lien culturel qui dépasse largement les frontières », explique Tarek Abouelgamal, linguiste et coordinateur pédagogique au sein de l’Institut.
Son emplacement dans le Quartier latin n’est pas anodin : ce quartier, berceau historique de l’enseignement supérieur, abrite également la Grande Mosquée de Paris, inaugurée en 1926 pour honorer les soldats musulmans morts pour la France pendant la Première Guerre mondiale. Ensemble, ces deux institutions illustrent la profondeur des racines arabes dans la capitale.
L’arrivée du café à Paris : un héritage oriental
Le café, symbole incontournable de la vie parisienne, est lui aussi un héritage venu d’Orient. Au milieu du XVIIᵉ siècle, l’ambassadeur ottoman Soliman Aga introduit la boisson à Paris lors de réceptions fastueuses qui fascinent l’aristocratie. Quelques années plus tard, des établissements comme Le Procope ouvrent leurs portes et deviennent des lieux majeurs de débats politiques et littéraires.
La Sorbonne, berceau de grands écrivains arabes
La Sorbonne a accueilli certaines des figures majeures de la littérature arabe moderne, dont :
- Mohammed Hussein Heikal, auteur du roman Zeinab (1913), considéré par beaucoup comme le premier roman arabe moderne.
- Taha Hussein, immense écrivain et penseur, surnommé le « doyen de la littérature arabe ».
- Tawfiq al-Hakim, dramaturge influent, passionné par les théâtres et l’Opéra de Paris.
Aujourd’hui, cette tradition perdure : chaque année, des milliers d’étudiants venus des pays arabes rejoignent les universités parisiennes, perpétuant cette longue histoire d’échanges intellectuels.
Dans le 5ᵉ arrondissement, la librairie Maktaba Berfin, entièrement consacrée aux ouvrages en arabe, témoigne de ce lien toujours vivant. « Paris regorge des plus grands noms de la littérature arabe », confie sa fondatrice Caterina Detti. « Ici, l’arabe n’est pas étranger : il fait partie de la ville. »
Barbès, cœur battant de la musique arabe
À quelques stations de métro du Quartier latin, Barbès incarne l’autre visage de la culture arabe à Paris : celui de la musique populaire. Au XXᵉ siècle, le quartier devient la capitale européenne de la musique maghrébine. Disquaires, cafés, salles de concerts… Les musiciens nord-africains y trouvent un espace d’expression unique.
La boutique Sauviat Musique, fondée dans les années 1940, est l’un des derniers vestiges de cette époque. Sa fondatrice, Léa Sauviat, comprit très tôt l’importance de cette musique pour les immigrés maghrébins et adapta son commerce en conséquence, contribuant malgré elle à créer un pôle culturel majeur.
Hajer Ben Boubaker, historienne et autrice de Barbès-Blues, rappelle :
« Barbès a été la capitale européenne de la musique arabe. C’est ici que le raï s’est installé quand il était censuré en Algérie. »
Certaines icônes, comme Cheikha Rimitti, y ont vécu et se sont produites régulièrement, notamment au Cabaret Sauvage, fondé par Méziane Azaïche. Une place porte aujourd’hui son nom, où ses paroles ont été gravées en hommage.
Conclusion : une histoire française, pleinement
« L’arabe est une langue de France », insiste Coline Houssais, autrice de Paris en lettres arabes.
Et de poursuivre :
« Même si ses racines sont ailleurs, c’est à Paris, comme beaucoup d’autres, que j’en suis tombée amoureuse. »
Loin d’être une langue étrangère, l’arabe est une langue du quotidien parisien — une langue de mémoire, de musique, de gastronomie, d’art, d’exil, d’amour et d’histoire.
Une langue qui continue de façonner la capitale, discrètement mais profondément.
Paris, en réalité, n’a jamais été seulement française : elle a toujours été plurielle. Et l’arabe y tient, depuis des siècles, une place que l’histoire commence enfin à reconnaître.


